La force intérieure faisant face à la violence

 

Récemment nous avons rencontré le frère franciscain Alain J.Richard venu de France en visite. Âgé de 76 ans il a fait des conférences sur la non-violence active ou a participé à des actions non-violentes sur chacun des cinq continents. Il a passé 25 des années de sa vie, dans des quartiers pauvres des USA. Il a écrit en anglais un livre sur 'Les Racines de la violence liées à la culture nord-américaine'. Son livre en français sur Les piliers pour bâtir une culture de la non-violence sortira des presses à l'automne.


Dorothée Broohm : Frère Alain quel regard portez-vous sur notre monde d'aujourd'hui ?

Tous les jours nous avons l'occasion d'admirer beaucoup d'initiatives heureuses que nos contemporains multiplient pour le bien-être de l'humanité tout entière. Pareillement la solidarité entre les hommes se manifeste aussi quotidiennement de façons diverses et étonnantes. Peut-être les media ne parlent-ils pas assez de tous ces actes très réconfortants. Mais en même temps on peut se demander si injustices et violences ne s'accroissent pas également à une vitesse déconcertante. Devant le nombre impressionnant d'injustices et de violences, beaucoup de personnes sont profondément découragées, ne sachant quoi faire et comment le faire.


Q : Quel comportement le chrétien peut-il ou doit-il adopter face à la violence et à l'injustice ?

Toute personne, chrétienne ou non, doit être active pour faire disparaître injustices et violences, si elle ne veut pas prostituer sa qualité d'être humain. Car il faut être clair : la personne injuste ou violente, avant tout se dégrade et perd beaucoup de son humanité. En fait chacun de nous sait cela très bien : quand nous nous sommes laissés aller à la violence ou si nous nous sommes associés à une injustice, nous avons souvent le sentiment que nous avons été infidèles à ce qu'il y a de meilleur en nous-mêmes.

Certainement les chrétiens devraient être en première ligne pour provoquer ou contraindre les violents et les injustes à un changement qui leur permettra de retrouver en eux-mêmes l'image de Dieu qu'ils ont défigurée en faisant souffrir tant d'innocents.

Depuis plus d'un siècle tous les Papes ont insisté sur l'importance de travailler activement pour la justice sociale. A temps et à contre temps ils ont demandé aux catholiques de s'engager à fond pour un monde plus juste. Dès 1891 dans l'encyclique Rerum novarum, Léon XIII secouait la somnolence de trop de chrétiens des pays industrialisés. D'autres enseignements très fermes ont suivi. La magnifique encyclique Pacem in terris de Jean XXIII a encouragé les chrétiens qui militaient pour la paix, et a poussé tous les croyants à rejoindre ceux qui œuvrent pour la paix, locale ou mondiale. Jean-Paul Il a parlé en termes très fermes de ceux qui commettent les injustices à l'égard de nos frères les plus vulnérables. Il a insisté pour que les chrétiens soient plus actifs à changer les situations moralement inacceptables.

D'autres Églises chrétiennes, et plusieurs autres religions au cours des siècles ont lutté parfois héroïquement pour extirper violences et injustices de nos sociétés. Elles se sont souvent limitées au refus de répliquer à la violence par la violence. C'est déjà très beau et cela brise l'élargissement dramatique de la spirale de la violence.


Q : Quelle est la place de la non-violence dans l'Évangile ?

Il est très triste que beaucoup de chrétiens n'aient pas encore compris que la non-violence active est présente à toutes les pages de l'Évangile : c'est plus que le simple refus de répondre violemment à la violence. C'était l'étonnement du Mahatma Gandhi que les chrétiens n'aient pas compris ce message de la non-violence qu'il admirait dans l'Évangile : “ Les seuls gens sur la terre qui ne voient pas que Jésus-Christ et ses enseignements sont non-violents, sont les chrétiens ” est-il allé jusqu'à dire.

Qui plus est, beaucoup de chrétiens pensent même que Jésus était violent. C'est non seulement faux mais c'est aussi ridicule. Tout cela vient de l'épisode où Jésus chasse les vendeurs du Temple, et faisant un fouet avec des cordes, pousse les animaux dehors. Les gens ont déduit que Jésus avait tapé sur les vendeurs, ce que l'Évangile de Jean ne nous dit pas.

Dans le sermon sur la montagne, Jésus invite à ne pas répliquer à la violence par la violence, mais à provoquer l'adversaire à un changement, éventuellement en lui montrant que notre force intérieure est telle que nous sommes prêts à subir encore pire de sa part, afin qu'il redevienne enfin un “ être humain ”. Jésus veille à ne jamais détruire ce qui existe chez ses interlocuteurs, même ceux qui cherchaient à le faire mourir. La violence au contraire détruit. Elle ne respecte pas le sacré et la dignité des créatures. Jésus fait preuve de fermeté, il n'utilise pas la langue de bois chère à tant de personnages officiels. Il appelle chat, un chat, et un pharisien hypocrite, un hypocrite. C'est clair. Son oui est oui ; son non est non. Toutefois ses invectives cherchent à réveiller ses interlocuteurs, à les faire sortir de leur péché ou de leur médiocrité. Leur amour propre peut en être blessé. Leur dignité d'êtres humains n'est pas attaquée.


Q : Est-ce cela que vous appelez la non-violence ?

Tout à fait. La non-violence active est cette force intérieure qui émerge d'êtres libres et aimants. Devant des violences ou des injustices, cette force affirme son existence et provoque les acteurs de violence ou d'injustice à retrouver en eux-mêmes le précieux de leur propre humanité qu'ils ont oublié ou méprisé.

Si nous ne voulons pas que l'Humanité entière soit submergée par les violences et les injustices de toutes sortes, il est urgent que les chrétiens, et tous les êtres humains qui ne se sont pas complètement dégradés, se réveillent et suivent la non-violence de Jésus. Maintenant des personnes comme le Mahatma Gandhi, Martin Luther King, Luthuli, Adolfo Perez Esquivel et beaucoup d'autres ont amélioré la méthode non-violente pour la rendre efficace dans la résolution des conflits et les changements sociaux. A nous d'en profiter ! Les exemples de réussites étonnantes de la non-violence ne manquent pas. Plusieurs pays lui doivent l'indépendance ou la libération de jougs intolérables. Un grand nombre de groupes ou catégories sociales injustement traitées ont obtenu justice. Au niveau des villes et villages, c'est une légion de succès dont il faudrait parler, sans même compter les groupes et les familles qui ont pu retrouver leur unité grâce à la non-violence active.

Dans tout conflit, la méthode et l'esprit de la non-violence veillent à ce qu'il n'y ait pas un gagnant et un perdant. Les deux opposants, individus ou grands groupes humains doivent sortir du conflit ayant gagné quelque chose : au moins un accroissement de leur humanité, et la certitude que leur dignité a été respectée dans l'affrontement dont ils sortent.


Q : Quelques mots sur l'enseignement de l'Église à propos de la non-violence.

Le synode des Evêques en 1987 à Rome, a dit très clairement: “ …Il faut que les chrétiens développent systématiquement les principes, la pratique et la stratégie de la non-violence, après les avoir soumis à la critique. C’est ainsi que les chrétiens peuvent et doivent prouver que la méthode non-violente n’est pas une simple utopie et qu’elle est capable de supprimer les injustices et les violences, et d'instaurer un ordre social et international juste. ”
Peu après, Jean-Paul II s’adressant aux jeunes d'Afrique du Sud est allé plus loin : “ …..Il n’y a rien de passif dans la non-violence quand elle est dictée par l’amour. Cela n’a rien à voir avec l’indifférence. C’est une recherche active à ‘être vainqueur du mal par le bien’, ce à quoi saint Paul nous incite ”……… “ Choisir les moyens de la non-violence, c’est faire un choix qui comprend la défense active des droits humains, et un engagement ferme envers la justice et un développement harmonieux. ”

Voilà qui est clair et devrait convaincre tout chrétien.


Q : Vous êtes membre de l'Ordre des Frères Mineurs. Peut-on trouver des traces de la non-violence dans la vie de saint François d'Assise, le fondateur de votre Ordre ?

Oui, très certainement ! Vous savez que François est intervenu dans un conflit entre l'Évêque et le Maire d'Assise. Il a fait chanter par ses frères le fameux cantique des créatures, auquel il avait ajouté pour la circonstance un couplet, qui a conduit les deux adversaires à reconnaître leurs torts réciproques. Il a aidé à résoudre d'autres conflits dans plusieurs villes. Vous connaissez peut-être aussi l'épisode du loup féroce de Gubbio qui terrorisait les villageois. En appelant cet animal féroce “frère ” il l'a amadoué, lui a reproché son comportement tout en comprenant que la faim en était la raison. Alors entre les habitants et le loup il obtint un accord pour se respecter mutuellement. Le loup a été nourri par les villageois et a cessé d'attaquer les moutons et les enfants.

Toute l'attitude de François d'Assise était une attitude de vérité et de respect de chacun. Quand il appelait les créatures ses frères et ses sœurs, c'était vrai qu'il les traitait comme des frères et des sœurs. Il respectait le lien que chacune a avec Dieu notre Père commun. Pareillement avec le frère-le-loup ou le frère-brigand. C'est la base de la non-violence. Un adversaire n'est jamais un ennemi : c'est un frère qui fait du mal aux autres et doit cesser. Vous savez probablement que c'est à Assise que se sont rassemblés en 1986 des représentants de toutes les grandes religions du monde, afin de prier ensemble notre Père commun, pour la paix sur notre planète trop souvent ensanglantée.


Q : La paix est-elle encore possible aujourd'hui ?

Oui bien sûr et plus que jamais, malgré tous ceux qui ont intérêt aux guerres et aux injustices. L'ONU a voté une décennie pour la promotion de la paix et la non-violence, pour les enfants du monde. Cela a commencé en janvier 2001. L'UNESCO est chargée d'aider à cet important effort d'éducation. Il y a déjà aux quatre coins du monde des gens qui ont intensifié leurs efforts et c'est prometteur. La paix dépend de chaque être humain : si les artisans de paix et de justice se multiplient, s'ils deviennent des milliards, il faudra bien que les fauteurs de guerres et d'injustices plient leurs bagages. Les enseignants peuvent faire énormément, de même que tous les groupes de croyants. Chacun d'entre nous a une responsabilité pour rendre possible la paix.

L'être humain n'est pas à vendre ou à écraser. Sa dignité est celle des vrais enfants de Dieu. Chaque fois que nous aidons à faire respecter la dignité d'un être humain ou d'un groupe humain, nous travaillons pour la paix, et la survie de l'espèce humaine qu'un petit nombre de personnes menacent.

A chacun de vos lecteurs je souhaite de devenir un bâtisseur de paix et de justice.


(Interview par Dorothéé Broohm, pour le journal Présence Chrétienne, Lomé, en juillet 2001)