RENCONTRE DE SAINT FRANCOIS:

Le Pouvoir de la Faiblesse


Ma première vraie rencontre avec François d'Assise se produisît, mes études terminées, alors que l'avenir se présentait de façon prometteuse. Dans les milieux catholiques, lorsqu'un ingénieur entre dans la vie religieuse, on s'attend à ce qu'il joigne les Jésuites, célèbres pour leur efficacité, plutôt que les Franciscains connus par leur inorganisation, leur absence d'intérêt pour l'efficacité, voire leur manque d'attrait pour le domaine intellectuel. Comme beaucoup de gens, dès l'abord, j'ai aimé François d'Assise, ce saint relaxe qui savait découvrir toute la saveur divine des choses et des événements les plus banals, tout autant que des personnes même les plus mal considérées. J'ai été saisi par le sérieux avec lequel il avait pris l'Evangile, par son impossibilité d'attendre longtemps pour exprimer son amour. Quoique confusément, j'ai aussi entrevu qu'il ne séparait pas un respect profond de la transcendance de Dieu (c'est à dire de ce qu'Il est "tout autre") d'une compréhension profonde de l'Incarnation de Dieu en le Fils, Jésus de Nazareth.

Ma foi avait grandi dans le contexte européen de l'après guerre. La théologie de l'Incarnation (tragiquement peu connue de ce côté de l'Atlantique!) imbibait alors toutes les recherches chrétiennes. L'appel de Dieu à la vie dans un Ordre religieux ne pouvait s'épanouir en moi que dans une famille religieuse dotée d'une spiritualité en harmonie avec un tel regard théologique.

Si j'avais intuitivement perçu comment cette façon franciscaine de regarder à l'Incarnation était celle qui me ferait vivre, il me fallut de nombreuses années de prière, d'étude, et d'engagements successifs, pour comprendre comment François m'invitait concrètement à découvrir aujourd'hui le Fils de Dieu incarné, et comment sans tomber dans un littéralisme superficiel, je pouvais essayer de "suivre ses traces" profondément.

Oui, François avait pris au sérieux non seulement l'Evangile mais l'Incarnation. Ce n'était pas resté un vague Mystère, une notion abstraite. Son comportement fraternel pour toutes les créatures, son accueil attentionné même des bandits... n'est ni polythéisme ni mièvrerie ou naïveté. Les racines en sont dans ce Jésus de Nazareth tout à la fois pleinement homme et vraiment Dieu : ces êtres humains sont part d'un Univers dont Christ est le Centre, avec son propre corps humain.

Néanmoins, les fruits d'une théologie de l'Incarnation introduisant à une compréhension plus grande de la Transcendance, mirent du temps à mûrir en moi. Comme beaucoup de mes frères, je continuais de croire ou je feignais de croire qu'il suffisait de vivre une approche spirituelle où la qualité de l'amour suffit à introduire à la compréhension plus profonde du Mystère de Jésus Christ. Je savais bien que François avait inscrit dès le début de la Règle des Frères Mineurs, qu'il s'agissait pour eux d'une forme de vie qui soit évangélique, d'un style cadre de vie, et non d'une spiritualité, d'un chemin purement intérieur. Toutefois la déformation ambiante m'empêchait de marcher sur le chemin que François avait éclairé pour nous, et qui me semble être le chemin de Dieu pour les appelés à la vie franciscaine : vivre avec tout notre corps le Mystère de l'Incarnation, avec ses inséparables aspects de la Kénose et de la Croix acceptée dans un sens constructif.

A l'audition de l'Evangile de l'envoi en mission des I2 apôtres, François n'avait-il pas quitté ses chaussures, son bâton, sa ceinture où probablement était logé quelque argent? On parle de littéralisme, ... mais c'est de bien plus que cela qu'il s'agit ! On le verra dans tant de différentes actions, et par la façon dont il a voulu non seulement mimer sa Pâque finale, mais finir de se préparer pour elle : il demanda à ses frères de le déposer nu sur la terre nue, afin de pouvoir passer librement au Père qui l'appelait.

Commencer à partager un peu de la vie des gens simples, refuser la plupart des privilèges attachés à la condition sacerdotale ou à l'état religieux ; gagner sa vie comme un chacun, en bureau ou en usine, avec un travail monotone, souvent ennuyeux, parfois fatiguant ou dangereux. Etre sans emploi, ce que tant de gens connaissent si bien, et qui les détruit. Attendre comme une faveur un travail parfois seulement pour une journée. Etre regardé de haut par ceux qui ont le pouvoir ou par ceux qui croient avoir la vertu! Habiter un appartement étroit, partagé soit avec des insectes, soit avec des frères eux aussi fatigués par le travail, les longs temps de transport et le manque d'espace... car l'espace est l'un des grands luxes des riches. Tout cela, qui de loin semblait pénible, devint en fait source de vie et attrayant. Comme avait dit St. François à propos de ses contacts avec les lépreux : "...ce qui m'avait semblé amer s'était changé pour moi en douceur, pour l'esprit et pour le corps".

Une certitude grandit : non seulement Dieu parle à travers la vie banale, mais Il est présent aussi dans la vie des méprisés, des dégradés, des exploités... Il y est présent avec la transcendance de son Amour.
Il devint alors évident que nous comprenons tout autant à travers nos muscles, nos os, que par notre agilité cérébrale. Oui, il est bien vrai que suivant la place où se trouvent nos pieds, notre tête … ou notre postérieur, nous comprenons le monde et les autres différemment; nous comprenons aussi l'Evangile et nous situons devant Dieu différemment.

A cette école par laquelle mon corps se trouvait non seulement engagé, mais devenait l'élément moteur de mon chemin spirituel, la compréhension de ce que François avait essayé de nous dire, vint peu à peu.

Oui, François savait que si l'on n'a pas une âme de pauvre, la pauvreté matérielle volontaire est vide de sens, parfois même est hypocrisie. Néanmoins, il fût obstinément attaché à une pauvreté matérielle concrètement vécue, pour recevoir peu à peu de Dieu, une âme de pauvre.

François, encore à la boutique de son Père, marchand drapier, courut à la recherche de ce mendiant qu'il avait éconduit, alors qu'il avait demandé l'aumône "pour l'amour de Dieu". François lui demande pardon, lui fait une large aumône. Il venait de réaliser que c'était stupidité d'avoir refusé un tel don "l'amour de Dieu" offert par ce mendiant en échange de quelques pièces.....! De plus, n'était-ce pas une grossièreté à l'égard de Dieu ? Dans de nombreux autres cas, il sera soucieux de ne pas voler à Dieu la reconnaissance que c'est Lui qui a le pouvoir, c'est Lui qui dispense les richesses, les aumônes. Laisser croire que force ou richesse, tout comme sainteté, viennent de nous, c'est non seulement nous mentir, c'est non seulement mentir aux autres, mais c'est surtout indélicatesse envers Dieu.

Il faut se rappeler cette merveilleuse conversation de frère François avec frère Masséo qui lui demande : "Pourquoi tout le monde court-il après toi et pourquoi chacun semble-t-il désirer te voir, et t'entendre, et t'obéir ? De corps, tu n'es pas bel homme, tu n'as pas grande science, tu n'es pas noble ; d'où te vient-il donc que tout le monde court après toi ?" La réponse : "(Dieu n'a pas) vu parmi les pécheurs quelqu'un qui fût plus vil, plus insuffisant, plus grand pécheur que moi ; et comme pour faire l'œuvre merveilleuse qu'il entendait faire, il n'a pas trouvé sur la terre de plus vil créature, il m'a, pour cette raison, choisi pour confondre la noblesse et la grandeur et la force et la beauté et la science du monde, afin que l'on connaisse que toute vertu et tout bien viennent de lui et non de la créature, et que nul ne puisse se glorifier en sa présence, mais que quiconque se glorifie se glorifie dans le Seigneur, à qui appartient tout honneur et gloire dans l'éternité."

Le refus de François devant le pouvoir et sa profonde compréhension du mystère de la faiblesse, n'ont probablement pas été suffisamment approfondis dans la vie et les écrits de François. Même la relation entre pauvreté et faiblesse, à mon avis, n'a pas été assez mise en valeur. Combien de discussions oiseuses, voire même d'affrontements incroyables et scandaleux n'auraient-ils pas été évités si l'on avait mieux regardé le refus de la Puissance chez le Poverello.

Ceux qui sont appelés à la Vie en suivant d'autres courants spirituels, peuvent avoir sur ce point un chemin différent, mais pour ceux de sa famille spirituelle, comprendre et recevoir l'amitié de Dieu, sa richesse et sa puissante force supposent de passer par une vraie pauvreté volontaire, et par un refus de la puissance.

François était strict à observer la demande du Christ de n'appeler personne "Père" ou "Maître", parceque "vous avez un seul Père, et un seul Maître, dans les Cieux". De même pour lui, dire que quelqu'un était "bon" était atteinte à la dignité de Dieu "qui seul est bon". Le Christ n'a-t-il pas choisi de manifester la Puissance de Dieu à l'intérieur de l'acceptation d'une condition de faiblesse extraordinaire (cf.Philippiens. chap.2).

Au fur et à mesure que j'acceptais de vivre plus totalement avec mon corps, ce qui m'avait été enseigné des valeurs franciscaines, il m'apparut que quatre réalités jouent un rôle capital pour rendre possible et facile cette ouverture à Dieu de nos vies : la prière, le jeûne, la vie pauvre(et avec les pauvres), et la situation matérielle de pèlerin. A ces quatre, il faudrait ajouter une cinquième, la quête, mais ce chemin si cher à François, se heurte plus que les quatre autres à la différence culturelle entre l'Occident du 20é siècle et celui du I3ème.

Pour un chrétien, n'utiliser qu'un de ces chemins est-il suffisant ? Pour un franciscain, n'en utiliser que 2 ou 3 est-il suffisant ? Ces 4-5 réalités visent toutes à nous placer dans 1a vérité de notre existence : nos prétendus pouvoirs, qualités et richesses sont faux ou superficiels. Ce qui ne veut pas dire que nous ayons à proclamer sottement que nous ne valons rien, et ne sommes bons à rien. Cela veut dire que si nous reconnaissons notre faiblesse fondamentale, notre réelle absence de pouvoir, alors nous pouvons regarder le Pouvoir de Dieu, sa Grâce, nous pouvons les apprécier un peu plus près de leur juste valeur, nous pouvons les accueillir comme dons auxquels nous ne pouvons prétendre, comme largesses inespérées, et les faire fructifier.

N'ayant aucun droit sur ces dons et sur ce Don qu'Il est, nous les pouvons cependant attendre avec confiance, à cause de la constance de l'amour de Dieu qui laisse apparaître une certaine "logique". Ces quatre réalités visent à ne pas nous cacher que nous sommes pauvres devant Dieu, et à apprendre à ouvrir les mains et le cœur pour savoir recevoir.

François a été saisi par ce type de prière, mais que signifierait une prière articulée dans des phrases d'ouverture et de pauvreté, si le corps est saturé, entouré de sécurités. et se repose sur elles si le corps dément par ses choix ce que les lèvres et même le cœur proclament !

J'avais déjà eu l'expérience de cette prodigalité gratuite de Dieu à travers la prière et une vie assez pauvre, dans les conditions habituelles de vie d'un Franciscain en France. Déjà une expérience spirituelle très forte m'avait été magnifiquement offerte alors que mon corps avait dû rester allongé pendant de nombreux mois. Par ses limites, sa faiblesse, parfois son inaptitude à articuler une prière autre que le cri qui exprimait sa lassitude, sa faiblesse, en un mot ses limites, ce corps m'avait alors invité à laisser Dieu exprimer sa force et sa tendresse.

Mais voilà qu'à nouveau par ce corps volontairement placé dans les conditions où vivent tant de pauvres : petit logement, nourriture rudimentaire, fatigue des longs transports en commun, lever ultra matinal pour avoir un boulot que personne ne veut faire, mais réservé à moi-même et à mes compagnons clochards, buveurs, "vauriens". , .ou chômeurs, handicapés physiques ou mentaux ....donc, par ce corps fatigué, irrité par le bruit, les violences, souvent inapte à une prière même aussi simple que la prière de Jésus......Dieu pouvait se frayer un chemin en moi. J'avais été acculé à reconnaître la vérité, savoir que rien ne me distinguait profondément de mes camarades même les plus buveurs, même les plus actifs sexuellement, même les plus voleurs, même les plus querelleurs, même les plus fermés sur eux-mêmes, car tout cela j'aurais aisément pu l'être; je reconnaissais plus clairement mes propres infidélités et qu'en moi existaient toutes ces possibilités extrêmes. Mais j'avais la chance que Dieu m'avait entouré, m'entourait : les frères de ma communauté, la connaissance de l'Evangile........

Quand les conditions de travail et de logement se sont améliorées, qu'il devient plus difficile d'être profondément dans la vérité de sa vie!

Dans le jeûne, la profonde expérience de faiblesse à chaque fois me panique un peu, mais permet de suivre un peu Jésus acceptant totalement la plus grande faiblesse afin que l'amour et le pouvoir de son Père soient manifestés. C'est bien parce que le jeûne est tellement fortifiant spirituellement et aide somptueusement à vivre dans la vérité, que récemment nous avons participé à inviter les disciples et amis de St.François, en cette année du Centenaire, à quelques longs jeûnes. Principalement à l'occasion de la Session Spéciale de l'ONU sur le Désarmement, un jeûne pour soutenir les artisans de Paix internationale, et en même temps, pour éveiller quelques fragments de l'opinion Publique.

Le pèlerinage ? Jeune homme, puis homme mûr, avec des compagnons ou avec des jeunes auprès desquels j'exerçais mon ministère, j'avais vécu de ces pèlerinages faits à pied, longues marches de jour ou de nuit, parfois transport dans des conditions rudimentaires. Nous avions déjà découvert combien il était important de renoncer au moins temporairement à ses aises, à ses sécurités, d'exposer notre corps au froid ou à la brûlure du soleil, au manque de sommeil, pour prendre conscience de ce don gratuit que Dieu fait de Lui-même à ceux qui ne sont plus trop encombrés par toute une pacotille.
Ma vie de pèlerin franchit une étape importante, quand avec quelques frères nous nous débarrassâmes de la respectabilité d'un ministère sacerdotal estimé, reconnu, même envié, pour une vie sans tant de sécurités; en recherche. Plus tard, quand s'imposa à moi que ma vocation passait par le changement de continent et l'acceptation de la condition d'étranger, les paroles de St.Pierre, si souvent reprises par François, que nous sommes pèlerins et étrangers en ce monde, prirent un sens riche. Un seul fait matériel comme celui-là ne transforme pas un homme! Il faut en reprendre souvent les multiples aspects si riches, et tenter de ne pas reprendre d'une main ce dont on s'est débarrassé de l'autre. Mais quelle bénédiction d'avoir pu, ne serait-ce qu'entrevoir, que ce chemin d'une incarnation vécue est pour moi celui par lequel Dieu se révèle et se donne.

Comme seul un grand frère affectionné peut le faire, François m'a rendu ce service à l'intérieur d'un Ordre religieux dont les signes de maladie sont évidents mais qui s'efforce de revenir aux intuitions du début. A travers le monde, cachés ici ou là, bien des frères et des sœurs, en petites communautés, vivent cette ouverture à Dieu à travers la prière, le jeûne, la vie parfois très pauvre et partagée avec de très Pauvres, une vie de pèlerin sans sécurité mais tendue vers Dieu; certains vivent de la quête et refusent d'avoir plus que ce dont ils ont besoin pour un ou quelques jours. Il y a d'autres signes encore! Ce n'est pas encore le printemps, mais peut-être est-ce la couche de glace qui s'amenuise. Les Ordres et Congrégations franciscaines ont besoin de plus d'êtres habités par le Feu de Dieu, pour faire fondre complètement la glace et la neige.

Frère François, nous te remercions de nous avoir montré un chemin pour suivre Jésus Christ. Merci de nous obtenir l'assistance renouvelée de Celui que tu mentionnais comme le vrai Ministre Général de l'Ordre: le Saint Esprit.


Le 4 Octobre 1981
frère Alain
Oakland, CA, U.S.A.

[Cet article écrit pour la revue américaine SOJOURNERS, fût traduit et partiellement publié dans le numéro de décembre 1981 de cette revue, consacré à St.François. SOJOURNERS publié à Washington, est une revue chrétienne engagée dans le recherche d'une vie de "disciple de Jésus-Christ", communautaire et non-violente. Il fût publié in extenso dans la revue WAY of ST. FRANCIS (San Francisco), May 1982, sous le titre Encounter with Francis.
En français, LA CORDELLE, le Bulletin de la Province ofm St Pierre l'a publié dans son N° 146 du 4 Octobre 1984]